Pour bien comprendre la portée de l'intervention et del'influence de l'œuvre de Delacroix dans l'école française,il est nécessaire de se rappeler la situation exacte dela peinture au moment où il parut.
La Révolution avait brutalement traité les maîtresdu XVIIIème siècle finissant. Éprise d'un sévèreidéal gréco-romain, dont déjà Vien avait donné des exemples et queDavid allait porter à son apogée, la génération jacobine avait considéréles peintres légers et délicieux du règne de Louis XVI comme les bénéficiairesde la corruption luxueuse des nobles et des fermiers généraux,et elle les avait rejetés dans le même mouvement d'injuste fureur.Fragonard mourait oublié, chassé de son logis des galeries du Louvre.Hubert Robert échappait grâce à une erreur à l'échafaud. Greuzemourait dans la misère noire. On ne parlait plus de Chardin. UnLatour se vendait quelques francs. L'«Embarquement pour Cythère»,peint par Watteau pour son entrée à l'Académie, y était criblé deboulettes de papier mâché par les élèves de David, neveu de Boucherdont ils parlaient en de tels termes, qu'il était obligé, par pudeur,d'excuser à leurs yeux son oncle. Les gravures de Cochin, de Lépicié,de Choffard, de Lavreince, des Saint-Aubin, de Debucourt, de Gravelot,d'Eisen, allaient s'ensevelir dans les soupentes de quelques brocanteurs,et on attendrait quatre-vingts ans avant de les rechercher pour lescouvrir d'or. Un siècle s'effondrait. Son goût exquis, sa morale profondémentnaturelle et humaine, son libéralisme sceptique, tout lui étaitimputé à vice et à crime. On rêvait d'un art moralisateur, que Greuzeavait préparé aux applaudissements de Diderot par ses scènes familialeset son ingénuité bourgeoise, mêlée de libertinage hypocrite. Onvoulait un art héroïque, sévère, propre à élever les consciences. Davidapparut l'homme d'une telle œuvre, et créa d'un seul effort la réactiond'une esthétique néo-romaine, d'une peinture conçue d'après la statuaireantique, et toute consacrée à des expressions de sentiments cornéliens.La discipline de cette école fut plus dure encore que celle imposée,cent-vingt-cinq années auparavant, par Louis XIV, Le Brun et l'écolede Rome. Plus de recherches de la nature, plus de grâce, plus devérité, plus de coloris, mais simplement un art allégorique, pompeux,aride, éloigné de la vie et tout entier construit sur des théories, unart aussi opposé que possible au tempérament français.
L'Empire, après le Consulat, accentua la résolution de n'admettrequ'un art national, militarisé dans ses mœurs comme dans ses goûts.Cependant, malgré tout et par la force des choses, le modernisme siviolemment rejeté allait reprendre son rôle. Napoléon voulait desillustrateurs de sa gloire, des commentateurs de sa cour. Il fallaitbien quitter le nu, la toge et les héros à casques romains pour peindreles uniformes que l'Europe avait vus sur tout les champs de batailleet les belles «grandes dames» de la nouvelle aristocratie. Les héroscornéliens avaient pris vie et s'habillaient en soldats de l'armée impériale.David, lui-même, s'étant décidé à devenir un bonapartiste après avoirété un farouche tyrannicide, se résigna à quitter les Sabins et lesHoraces pour peindre le «Sacre de Napoléon», et à exécuter les quelquesportraits qui, comme ceux des dam