L’Apparition
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Copiright by J. Ferenczi, 1921.
LUCIE DELARUE-MARDRUS
ROMAN
PARIS
J. FERENCZI, EDITEUR
9, RUE ANTOINE-CHANTIN (XIVᵉ)
Laurent Carmin entr’ouvrit la porte de la salle à manger et vit sa mèreen discussion avec un de ses fermiers.
Maître Casimir voulait des réparations locatives. Mᵐᵉ Carmin répondaitqu’il n’y avait pas urgence. Laurent referma la porte.
De telles démarches se renouvelaient, au château, de la part desherbagers; mais ils repartaient presque toujours sans obtenirsatisfaction, car Mᵐᵉ Carmin était Normande comme eux, et bien plusforte qu’eux.
On l’admire pour cela dans le pays, et aussi pour ses biens, qui sontnombreux, espacés les uns des autres, des grands et des petits, fermeset manoirs, pressoirs, herbages et bois-taillis.
—A qui cela appartient-il?
Réponse presque toujours la même:
—Est à Mâme Carmin.
Il y a de ces marquises de Carabas en Normandie, car les traditions del’ancien temps n’y ont guère souffert du renversement des rois.
Le château, ancien et restauré, noble et charmant, s’entourait d’un parcmal entretenu par économie. L’église du village, située presque dans ceparc, avait l’air d’une dépendance. Il était, au milieu de la grandepelouse, une pièce d’eau sur laquelle naviguaient deux cygnes. Un saulepleureur se mirait.
Allées profondes, fourrés épais, clairières, une étendue qui semblaitn’avoir de limites que les horizons bleus et mauves, venait s’achever aupied du perron, quatre marches et leur belle rampe de pierre. Et toutcela, qui écrasait l’humble village, c’était bien la seigneuried’autrefois, orgueilleuse, isolée au milieu de champs à l’infini, trèsloin des villes.
Au-dedans, un meuble disparate faisait se côtoyer la camelote moderneavec de précieuses choses. Le grand salon montrait des housses, unlustre de cristal, une pendule Restauration sous globe, des stores desoie bouillonnés, quelques portraits de famille. Le feu de bois del’immense cheminée y répandait un charme en hiver; la lumière verte desarbres y jetait, l’été, sa mélancolie campagnarde.
En bas, il y avait encore, trop grande, claire, la cuisine et sadinanderie du vieux temps, la salle à manger brune et sombre, tapisséede verdures admirables, la salle d’étude avec son tableau noir, la sallede billard toujours fermée, un petit salon et ses fauteuils detapisserie criarde, le vestibule et les couloirs à vitraux polychromes,sans compter la seconde cuisine, la buanderie, l’office et la lingerie.En haut, les chambres sentaient la cretonne et le pitchpin; maiscertaines avaient mobilier d’acajou, ciels de lit et rideaux à fleurs,{8}qui furent le décor des grand’mères.
Mᵐᵉ Carmin de Bonnevie, méticuleusement, continuait là-dedansl’existence sans histoire des siens. Etre veuve de bonne heure, pour unefemme comme elle, c’est se faire, à trente ans, dévote, comme sousLouis XIV, ce qui veut dire être habillée de noir et vouée à la piété,choses qui n’empêchent en rien de veiller âprement sur l’argent.
Nerveuse et sèche, ses cheveux noirs, lisses, chignon sans grâce, sonteint jaune de vieille fille, ses yeux bruns, assez beaux, chargé