Ce livre porte sa date dans une lettre dédicace à monami François Rollinat, et sa raison d'être dans lesréflexions qui ouvrent le chapitre IV; je ne saurais queles répéter: «Pourquoi voyager quand on n'y est pasforcé?» Aujourd'hui, revenant des mêmes latitudestraversées sur un autre point de l'Europe méridionale,je m'adresse la même réponse qu'autrefois à mon retourde Majorque: «C'est qu'il ne s'agit pas tant de voyager quede partir: quel est celui de nous qui n'a pas quelquedouleur à distraire ou quelque joug à secouer?»
GEORGE SAND.
Nohant, 25 août 1855.
Sédentaire par devoir, tu crois, mon cher François,qu'emporté par le fier et capricieux dada de l'indépendance,je n'ai pas connu de plus ardent plaisir en cemonde que celui de traverser mers et montagnes, lacs etvallées. Hélas! mes plus beaux, mes plus doux voyages,je les ai faits au coin de mon feu, les pieds dans la cendrechaude et les coudes appuyés sur les bras râpés dufauteuil de ma grand'mère. Je ne doute pas que tu n'enfasses d'aussi agréables et de plus poétiques mille fois:c'est pourquoi je te conseille de ne pas trop regretter tontemps, ni ta peine, ni tes sueurs sous les tropiques, nites pieds glacés sur les plaines neigeuses du pôle, ni lesaffreuses tempêtes essuyées sur mer, ni tes attaques debrigands, ni aucun des dangers, ni aucune des fatiguesque tous les soirs tu affrontes en imagination sans quittertes pantoufles, et sans autre dommage que quelques brûluresde cigare à la doublure de ton pourpoint.
Pour te réconcilier avec la privation d'espace réel et demouvement physique, je t'envoie la relation du derniervoyage que j'ai fait hors de France, certain que tu meplaindras plus que tu ne m'envieras, et que tu trouverastrop chèrement achetés quelques élans d'admirationet quelques heures de ravissement disputés à la mauvaisefortune.
Cette relation, déjà écrite depuis un an, m'a valu de lapart des habitants de Majorque une diatribe des plus fulminanteset des plus comiques. Je regrette qu'elle soit troplongue pour être publiée à la suite de mon récit; car leton dont elle est conçue et l'aménité des reproches quim'y sont adressés confirmeraient mes assertions sur l'hospitalité,le goût et la délicatesse des Majorquins à l'égarddes étrangers. Ce serait une pièce justificative assez curieuse:mais qui pourrait la lire jusqu'au bout? Et puis,s'il y a de la vanité et de la sottise à publier les complimentsqu'on reçoit, n'y en aurait-il pas peut-être plusencore, par le temps qui court, à faire bruit des injuresdont on est l'objet?
Je t'en fais donc grâce, et me bornerai à te dire, pourcompléter les détails que je te dois sur cette naïve populationmajorquine, qu'après avoir lu ma relation, les plushabiles avocats de Palma, au nombre de quarante, m'a-t-ondit, se réunirent pour composer à frais communsd'imagination un terrible factum contre l'écrivain immoralqui s'était permis de rire de leur amour pour le gainet de leur sollicitude pour l'éducation du porc. C'est lecas de dire avec l'autre qu'à eux tous ils eurent de l'espritcomme quatre.
Mais laissons en paix ces bonnes gens, si échaufféscontre moi; ils ont eu le temps de se calmer, et moi celuid'oublier leur façon d'agir, de parler et d'écrire. Je neme rappelle plus, des insulaires de ce beau pays, que lescinq ou six personnes dont l'accueil obligeant et les manièresaffectueuses seront toujours dans mon souvenircomme