MATTEA.

George Sand




I.

Le temps devenait de plus en plus menaçant, et l'eau,teinte d'une couleur de mauvais augure que les matelotsconnaissent bien, commençait à battre violemment lesquais et à entre-choquer les gondoles amarrées aux degrésde marbre blanc de la Piazetta. Le couchant, barbouilléde nuages, envoyait quelques lueurs d'un rouge vineuxà la façade du palais ducal, dont les découpures légèreset les niches aiguës se dessinaient en aiguilles blanches surun ciel couleur de plomb. Les mâts des navires à l'ancreprojetaient sur les dalles de la rive des ombres grêleset gigantesques, qu'effaçait une à une le passage desnuées sur la face du soleil. Les pigeons de la républiques'envolaient épouvantés, et se mettaient à l'abri sous ledais de marbre des vieilles statues, sur l'épaule des saintset sur les genoux des madones. Le vent s'éleva, fit claquerles banderoles du port, et vint s'attaquer auxboucles roides et régulières de la perruque de ser ZacomoSpada, comme si c'eût été la crinière métallique du lionde Saint-Marc ou les écailles de bronze du crocodile deSaint-Théodore.

Ser Zacomo Spada, le marchand de soieries, insensibleà ce tapage inconvenant, se promenait le long de la colonnadeavec un air de préoccupation majestueuse. Detemps en temps il ouvrait sa large tabatière d'écailleblonde doublée d'or, et y plongeait ses doigts, qu'il flairaitensuite avec recueillement, bien que le malicieuxsirocco eût depuis longtemps mêlé les tourbillons de sontabac d'Espagne à ceux de la poudre enlevée à son chefvénérable. Enfin, quelques larges gouttes de pluie se faisantsentir à travers ses bas de soie, et un coup de ventayant fait voler son chapeau et rabattu sur son visage lapartie postérieure de son manteau, il commença à s'apercevoirde l'approche d'une de ces bourrasques qui arriventà l'improviste sur Venise au milieu des plus sereinesjournées d'été, et qui font en moins de cinq minutes unsi terrible dégât de vitres, de cheminées, de chapeaux etde perruques.

Ser Zacomo Spada, s'étant débarrassé non sans peinedes plis du camelot noir que le vent plaquait sur sonvisage, se mit à courir après son chapeau aussi vite quepurent lui permettre sa gravité sexagénaire et les nombreuxembarras qu'il rencontrait sur son chemin: ici unbrave bourgeois qui, ayant eut la malheureuse idée d'ouvrirson parapluie et s'apercevant bien vite que rienn'était moins à propos, faisait de furieux efforts pour lerefermer et s'en allait avec lui à reculons vers le canal;là une vertueuse matrone occupée à contenir l'insolencede l'orage engouffré dans ses jupes; plus loin un groupede bateliers empressés de délier leurs barques et d'allerles mettre à l'abri sous le pont le plus voisin; ailleurs unmarchand de gâteaux de maïs courant après sa vile marchandiseni plus ni moins que ser Zacomo après son excellentcouvre-chef. Après bien des peines, le digne marchandde soieries parvint à l'angle de la colonnade dupalais ducal, où le fugitif s'était réfugié; mais au momentoù il pliait un genou et allongeait un bras pour s'en emparer,le maudit chapeau repartit sur l'aile vagabonde dusirocco, et prit son vol le long de la rive des Esclavons,côtoyant le canal avec beaucoup de grâce et d'adresse.

Le marchand de soieries fit un gros soupir, croisa uninstant les bras sur sa poitrine d'un air consterné, puiss'apprêta courageusement à poursuivre sa course, tenantd'une main sa perruque pour l'empêcher de suivre lemauvais exemple, de l'autre serrant les plis de son manteau,qui s'entortillait obstinément autour de ses jambes.Il parvint ainsi au pied du pont de la Paille, et il mettaitde nouveau la main sur son tricorne, lorsque l'ingrat,faisant une nouvelle gambade, traversa le petit canal desPrisons sans le secours d'aucun pont ni d'

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