PETITE COLLECTION “SCRIPTA BREVIA”
MARCEL BOULENGER
PARIS
BIBLIOTHÈQUE INTERNATIONALE D’ÉDITION
E. SANSOT et Cie
53, Rue Saint-André-des-Arts, 53
1906
Droits de traduction et de reproductionréservés pour tous pays y compris laSuède, la Norwège et le Danemarck.
La réforme de l’orthographe peut nousêtre imposée demain par ordre. Le Ministreest un puissant dieu. Mais la querelle del’orthographe, en revanche, peut durerindéfiniment. Elle a mis jusqu’ici en présence,d’une part l’Académie Française,les gens de lettres et une grande majoritéd’hommes raisonnables ; d’autre part, unbataillon de fougueux philologues et dechartistes indomptés.
Les quelques pages que voici furentpubliées, au cours d’une première crise,dans la Revue Bleue et la Revue de Paris.L’auteur ne se figure nullement qu’ellesserviront le parti dont il est. Il sait bienque ce qu’on nomme politiquement « leprogrès » est inévitable. Mais il n’ignorepas non plus que, même votées par tousnos parlements, les lois échouent et tombentdevant le bon sens populaire, quandelles sont trop iniques ou trop choquantes.
Puis il ne faut jamais déserter uncombat, dût-on n’y jouer, dans le rang,que le rôle du plus modeste fusilier.
M. B.
Avril 1906.
LA QUERELLE
de
L’ORTHOGRAPHE
Il est permis de croire qu’on ne saitpas très bien, chez nous, ce que c’estqu’un philologue. On n’en a qu’uneidée confuse et prestigieuse : celle, parexemple, d’un homme âgé, très savant,qui fait des cours à la Sorbonne ou auCollège de France, et qui parle courammentle latin, le grec, l’hébreu et lesanscrit, non moins que toutes les languesvivantes, sans en excepter les dialecteshindous, ceux des Lapons ou des nègresd’Afrique, et même aussi le français,notre français. Dès lors, qu’arrive-t-il ?C’est qu’à la moindre inquiétude, pourla moindre hésitation, pour le plus insignifiantproblème à propos de grammaireou d’orthographe, on court se jeter auxpieds d’un pareil polyglotte : « Ah ! moncher maître, tirez-nous d’embarras !Comment ferons-nous en tel ou tel caspour écrire, pour parler notre langue ? »
Eh bien, cette étrange coutume, quidepuis peu devient la nôtre, d’attribueraux philologues quelque autorité enmatière de langage contemporain, alorsqu’il n’y a pas la moindre raison pourcela, prouve jusqu’à l’évidence qu’onignore entièrement, dans le public, dansles journaux, parmi les lettrés eux-mêmes,et malheureusement aussi auministère de l’Instruction publique, lanature des services que ces messieursdes Chartes et de l’Université se trouventen état de rendre à leur pays. Car onleur prête des lumières qu’ils n’ontpoint nécessairement, un tact, un jugementraffiné — ne s’agit-il pas en effetde décider, de choisir, dès qu’on disputedu langage courant ? — un goût enfinque leurs études spéciales ne doiventpas du tout leur avoir forcément donnés.S’il arrive qu’un linguiste éminent témoigneparfois d’un dilettantisme délicatet d’une vive sensualité artistique, c’estpar une coïncidence dont il doit rendregrâces aux Muses divines, mais non parun effet de ses longues et implacables,on pourrait même dire brutales études.M. Michel Bréal, par exemple, montreen toute occasion un sens exquis de lalangue française, de son charme, de sadignité, de sa grâce ; lui-même l’écritavec une perfection, une aisance