Nohant, 15 septembre 1870.
Quelle année, mon Dieu! et comme la vie nous a été rigoureuse! La vieest un bien pourtant, un bien absolu, qui ne se perd ni ne diminue dansle sublime total universel. Les hommes de ce petit monde où nous sommesn'en ont encore qu'une notion confuse, un sentiment fiévreux,douloureux, étroit. Ils font un misérable usage des fugitives années oùils croient pouvoir dire moi, sans songer qu'avant et après cettepassagère affirmation, leur moi a déjà été et sera encore un moiinconscient peut-être de l'avenir et du passé, mais toujours plusaffirmatif et plus accusé.
Des milliers d'hommes viennent de joncher les champs de bataille deleurs cadavres mutilés. Chers êtres pleurés! une grande âme s'élève avecla fumée de votre sang injustement, odieusement répandu pour la causedes princes de la terre. Dieu seul sait comment cette âme magnanime serépartira dans les veines de l'humanité; mais nous savons au moinsqu'une partie de la vie de ces morts passe en nous et y décuple l'amourdu vrai, l'horreur de la guerre pour la guerre, le besoin d'aimer, lesentiment de la vie idéale, qui n'est autre que la vie normale telle quenous sommes appelés à la connaître. De cette étreinte furieuse de deuxraces sortira un jour la fraternité, qui est la loi future des racescivilisées. Ta mort, ô grand cadavre des armées, ne sera donc pasperdue, et chacun de nous portera dans son sein un des coeurs qui ontcessé de battre.
Ces réflexions me saisissent au lever du soleil, après quatre jours defièvre que vient de dissiper ou plutôt d'épuiser une nuit d'insomnie. Enouvrant ma fenêtre, en aspirant la fraîcheur du matin et le profondsilence d'une campagne encore matériellement tranquille, je me demandesi tout ce que je souffre depuis six semaines n'est point un rêve.Est-il possible que ce matin bleu, cette verdure renouvelée après un ététorride, ces nuages roses qui montent dans le ciel, ces rayons d'or quipercent les branches, ne soient pas l'aurore d'un jour heureux et pur?Est-il possible que les héros de nos places de guerre souffrent millemorts à cette heure, et que Paris entende déjà peut-être gronder lecanon allemand autour de ses murailles? Non, cela n'est pas. J'ai eu lecauchemar, la fièvre a déchaîné sur moi ses fantômes, elle m'a brisée.Je m'éveille, tout est comme auparavant. Les vendangeurs passent, lescoqs chantent, le soleil étend sur l'herbe ses tapis de lumière, lesenfants rient sur le chemin.—Horreur! voilà des blessés qui reviennent,des conscrits qui partent: malheur à moi, je n'avais pas rêvé!
Et devant moi se déroule de nouveau cette funeste demi-année dont j'aibu l'amertume en silence: Mon fils gravement malade pendant seize nuitsque j'ai passées à son chevet,—attendant d'heure en heure, durantplusieurs de ces nuits lugubres, que ma belle-fille m'apportât desnouvelles de mes deux petits-enfants sérieusement malades aussi: etpuis, quelques jours plus tard, quand le printemps splendide éclatait enpluie de fleurs sur nos têtes, vingt autres nuits passées auprès de monfils malade encore. Et puis une grande fatigue, le travail en retard, uneffort désespéré pour reprendre ma tâche au milieu d'un été que je n'aijamais vu, que je ne croyais pas possible dans nos climats tempérés: desjournées où le thermomètre à l'ombre montait à 45 degrés, plus un brind'herbe, plus une fleur au 1 BU KİTABI OKUMAK İÇİN ÜYE OLUN VEYA GİRİŞ YAPIN!
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