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COMTE LÉON TOLSTOÏ

ANNA KARÉNINE

ROMAN TRADUIT DU RUSSE

HUITIÈME ÉDITION
TOME PREMIER

PARIS, LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie.79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN.

1896

* * * * *

ANNA KARÉNINE

PREMIÈRE PARTIE

«Je me suis réservé à la vengeance.» dit le Seigneur.

I

Tous les bonheurs se ressemblent, mais chaque infortune a sa physionomieparticulière.

La maison Oblonsky était bouleversée. La princesse, ayant appris que sonmari entretenait une liaison avec une institutrice française qui venaitd'être congédiée, déclarait ne plus vouloir vivre sous le même toit quelui. Cette situation se prolongeait et se faisait cruellement sentirdepuis trois jours aux deux époux, ainsi qu'à tous les membres de lafamille, aux domestiques eux-mêmes. Chacun sentait qu'il existait plusde liens entre des personnes réunies par le hasard dans une auberge,qu'entre celles qui habitaient en ce moment la maison Oblonsky. La femmene quittait pas ses appartements; le mari ne rentrait pas de la journée;les enfants couraient abandonnés de chambre en chambre; l'Anglaises'était querellée avec la femme de charge et venait d'écrire à une amiede lui chercher une autre place; le cuisinier était sorti la veillesans permission à l'heure du dîner; la fille de cuisine et le cocherdemandaient leur compte.

Trois jours après la scène qu'il avait eue avec sa femme, le princeStépane Arcadiévitch Oblonsky, Stiva, comme on l'appelait dans le monde,se réveilla à son heure habituelle, huit heures du matin, non pas dans sachambre à coucher, mais dans son cabinet de travail sur un divan de cuir.Il se retourna sur les ressorts de son divan, cherchant à prolonger sonsommeil, entoura son oreiller de ses deux bras, y appuya sa joue; puis, seredressant tout à coup, il s'assit et ouvrit les yeux.

«Oui, oui, comment était-ce donc pensa-t-il en cherchant à se rappeler sonrêve. Comment était-ce? Oui, Alabine donnait un dîner à Darmstadt; non,ce n'était pas Darmstadt, mais quelque chose d'américain. Oui, là-bas,Darmstadt était en Amérique. Alabine donnait un dîner sur des tables deverre, et les tables chantaient: «Il mio tesoro», c'était même mieux que«Il mio tesoro», et il y avait là de petites carafes qui étaient desfemmes.»

Les yeux de Stépane Arcadiévitch brillèrent gaiement et il se dit ensouriant: «Oui, c'était agréable, très agréable, mais cela ne se racontepas en paroles et ne s'explique même plus clairement quand on estréveillé.» Et, remarquant un rayon de jour qui pénétrait dans la chambrepar l'entre-bâillement d'un store, il posa les pieds à terre, cherchantcomme d'habitude ses pantoufles de maroquin brodé d'or, cadeau de sa femmepour son jour de naissance; puis, toujours sous l'empire d'une habitudede neuf années, il tendit la main sans se lever, pour prendre sa robe dechambre à la place où elle pendait d'ordinaire. Ce fut alors seulementqu'il se rappela comment et pourquoi il était dans son cabinet; le souriredisparut de ses lèvres et il

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