OU
Songe de Madame de R***
écrit par elle-mêmeà Madame de S***.
Par M. de Crebillon le fils.
Le prix est de douze sols
A PARIS
Chez Prault Fils, Quai de Conti,vis-à-vis la descente du Pont-Neuf,à la Charité,
M. DCCXXXV.
Avec Approbation & Permission.
Vous vous plaignez à tort de monsilence, Madame,& ce n'est pas assezpour accuser les gens de paressed'être une fois sorti de la sienne.Que je vous ennuyerois si monexactitude vous forçoit quelquefoisà m'écrire! à peine avez-vousle tems de penser: considerez,peut-être ne l'avez-vous jamais fait,qu'il n'y a pas d'oisiveté au mondeplus occupée que la vôtre. Le tumultede Paris qui ne vous laissepas le loisir de former une idéenette, les plaisirs qui se succedentsans cesse, la compagnie nombreusedont le mélange amuse toujours,quelque ridicule qu'il puisseêtre; les façons de nos honnêtesgens, l'impertinence & la fadeurde nos petits maîtres, tant de Courque de Ville, contraste bisarre,qui dans le grand nombre se trouvetoujours réuni. Les avanturesqui arrivent, & qui fournissent perpetuellementdes occasions de médisance,les occupations de cœur,qui divertissent, même quand ellesn'interessent pas. Le tems de la toilettesi agréablement rempli parnos jeunes Sénateurs. Le plaisirtoujours varié que donne la coquetterie,le jeu qui occupe quandla désertion d'un Amant ou les égardspour les bienséances laissentdes momens à perdre: Eh comment!dans cet embarras pourriez-vousquelquefois songer à moi?Vous me reprochez mon goût pourla solitude; si vous sçaviez combienj'ai été agréablement occupéedans la mienne, vous viendriezavec moi prendre part à mes amusemens,quelque peu réels qu'ilssoient peut-être. Vous vous moquerezde moi, sans doute, quandje vous avouerai que ces plaisirsque je vous vante tant, ne sontque des songes; oui, Madame,ce sont des songes; mais il en estdont l'illusion est pour nous un bonheurréel, & dont le flatteur souvenircontribüe plus à notre félicitéque ces plaisirs d'habitude quireviennent sans cesse, & qui nouspesent au milieu même du desirque nous avons de les bien goûter.
Vous sçavez que de tout temsj'ai souhaité avec ardeur de voir unde ces esprits élémentaires, connusparmi nous sous le nom de Sylphes;j'ai toujours cru que ce n'étoitpoint dans le fracas des Villesqu'ils aimoient à se produire, &le pourrez-vous croire? Voilà l'idéequi m'entraînoit si souvent à lacampagne, & me faisoit rejetter sifierement les conteurs de fleurettes:peut-être sans l'envie quej'avois d'être digne de l'amour d'unsylphe, aurois-je succombé? caril y en a de jolis de ces conteurs-là;je ne me repens point de maséverité, puisqu'elle m'a conduiteà mon but, c'est un songe, je nevous donnerai mon avanture quesur ce pied-là, il faut ménager votreincrédulité. Cependant si c'étoitun songe, je me souviendroisde m'être endormie avant que del'avoir commencé; j'aurois sentimon reveil, & puis quelle apparencequ'un songe eût autant desuite qu'il y en a dans ce que je vaisvous raconter? comment aurois-jesi bien retenu les discours du Sylphe?il n'est pas naturel que j'aiepensé ce que vous allez entendre,toutes les idées que vous ytrouverez ne m'ont jamais étéfamilieres: Oh assurément! jen'ai pas rêvé, vous en croirez aureste ce qu'il vous plaira; quantà moi, je ne me servirai pas deces mots, il me sembloit, jecroyois voir; je dirai