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Mondragone, 18 avril.
Je suis vraiment ici le plus heureux des hommes, et je sens bien quece sont là les plus beaux jours de ma vie. Chaque moment augmente mapassion pour cette adorable femme qui, bien réellement, ne respire quepour moi. Cette ivresse d'amour ne sera-t-elle qu'une lune de miel? Non,c'est impossible, car je ne comprends plus comment j'accepterais la viesi cette ferveur se refroidissait de part ou d'autre. Elle me sembleinépuisable. Ce qui est grand et beau peut-il donc nous lasser? On ditpourtant qu'il faut un miracle pour que l'amour dure; je crois plutôtqu'il en faut un bien terrible pour qu'il finisse.
C'est une existence bizarre, mais délicieuse pour moi, que celle que jemène ici. Mes dix heures de solitude absolue sur vingt-quatre s'envolentcomme un instant, et, loin de m'inquiéter de ce dicton vulgaire quele temps parait long quand on s'ennuie, je m'aperçois que c'est lecontraire absolument qui m'arrive. Les heures que la Daniella passeauprès de moi me semblent longues comme des, siècles, parce qu'ellessont remplies d'émotions et de joies indicibles. Je remercie Dieu del'illusion où je suis que j'ai vécu déjà, avec cette compagne venue duciel, une éternité de bonheur.
Quand je suis seul, je m'occupe et me rends compte des heures qui fuienttrop vite pour mes besoins de travail. Quand elle est là, j'entre dansune phase sur laquelle il me semble que la course du temps n'a pas deprise, puisque chaque instant me rend plus vivant, plus épris, plusnaïf, plus jeune que je ne l'étais l'instant d'auparavant. Oh! oui, oui,nous sommes immortels: l'amour nous en donne la claire révélation!
J'ai mis de l'ordre dans mes journées pour les rendre aussi profitablesque possible; nous nous levons à cinq heures, nous déjeunons ensemble,je la reconduis jusqu'à la porte du parterre, et je m'enferme; nousavons chacun une clef de cette porte-là. Je cours à mon atelier fairema palette et peindre, car j'ai esquissé mon tableau, et j'y travailleassidûment. A midi, je prends, sur ma terrasse du casino, matrès-frugale collation. Je fume et lis un peu dans les livres classiquesque Daniella m'apporte de la villa Taverna, où il y a un reste debibliothèque dans les greniers. Quelques pages chaque jour me suffisentpour retremper ce coin du cerveau qu'il ne faut pas laisser atrophier.Les choses écrites, bonnes ou médiocres, vraies ou fausses,entretiennent toujours un lien de souvenir on de raisonnement entre nouset ce non-moi des métaphysiciens qui est encore nous, quoi qu'ils endisent. Je fais ma promenade en continuant mon cigare et mes réflexionssur ma lecture; puis, je travaille d'après nature, jusqu'au moment où lesoleil m'avertit qu'il faut rentrer au casino pour faire le ménage avecun soin extrême, en attendant ma Daniella.
J'ai déjà ici toutes mes habitudes et toutes mes aises. J'aitrouvé, dans un coin noir, sous des copeaux, deux fauteuils doréstrès-misérables, que j'ai recloués et solidifiés, car la surdité duPianto me permet décidément de me servir du marteau, avec un peu deprécaution seulement. J'ai rétabli l'équilibre de la table et je l'aifrottée et cirée pour la rendre appétissante. J'ai rendu les vitresclaires, et, pour entretenir les fleurs dans le vase de la chemi