HENRI ROCHEFORT

La Mal'aria

ÉTUDE SOCIALE

Cinquième mille

PARIS
LIBRAIRIE MODERNE
7, RUE SAINT-BENOIT, 7

1887

Tous droits réservés.

Cet ouvrage a été déposé au Ministère de l'intérieuren mai 1887.

LA MAL'ARIA

I
« AU PERROQUET BLEU »

Le 17 octobre 188., sur les six heures, six heureset demie du soir, on se cognait dur et on s'injuriaitferme au numéro 70 du boulevard de la Chapelle,dans un de ces établissements qu'on appelle bourgeoisementdes « mauvaises maisons », comme si lespierres de taille elles-mêmes étaient responsables dela société qu'on y reçoit. Les escabeaux rebondissaientsur le marbre des tables, rivées au parquet dela pièce du rez-de-chaussée, laquelle portait le nomde café et donnait l'idée d'une espèce de bivouac. Desexclamations hurlantes sortaient d'une macédoine dechopes cassées et d'assiettes de choucroute, qui mêlaientleur graisse aux ruisseaux de liquide dégoulinantsur les pantalons des combattants et les juponsdes combattantes. De temps à autre, des silhouetteseffarées apparaissaient au bas des marches décrépitesconduisant aux chambres ou plutôt aux cabanons,qui donnaient l'idée d'une prison cellulaire : quelquechose comme le Mazas de l'amour.

Puis, à chaque nouvel éclat de vitres et de culs debouteilles, ces têtes ébouriffées, ces bustes sans corsetsrentraient dans l'ombre de l'escalier en colimaçon,qu'il eût été impossible de qualifier autrement,car jamais escargot ne fut plus visqueux, plus poisseux,plus gélatineux et plus suant que les murs dece couloir qui sentait à la fois la boue et la transpiration.

Au milieu de ce branle-bas, une voix dominait ettransperçait toutes les autres : celle d'un gros ara àdos bleu, à ventre jaune et à queue déplumée, quisemblait s'amuser de la scène et répondait aux invectivesqui se croisaient dans la fumée des pipes pardes obscénités qu'on lui avait apprises.

Une seconde voix, aussi criarde, quoique moinséclatante, perforait également l'air, à intervalles réguliers.C'était celle de Mlle Coffard, la concessionnaireet la haute directrice de la maison. Calme et maîtressed'elle-même, comme une femme qui en a vubien d'autres, elle restait assise dans son comptoir,où elle additionnait la casse, se contentant de répéterpresque mécaniquement :

— Allons, Paquita! Allons, Camélia! Allons, Cora!le premier soin des ouvrières qui s'engagent dansces sortes d'ateliers étant de se décorer de prénomsen A qui font généralement partie de la défroque dumagasin et qu'on leur attribue en même temps queles vêtements des camarades auxquelles elles succèdent.Chaque prénom représente un « congé », suivibientôt d'un réengagement. On en connaît qui enont porté jusqu'à dix-sept.

La lutte avait éclaté sur deux points : au fond, desfemmes dépoitraillées couvraient de leurs corps unedes leurs, une jeune fille toute frêle et toute jeunettequi, quoique pâle à s'évanouir, ouvrait, sur un grouped'hommes séparés d'elle par quelques tables, d'énormesyeux noirs pleins de défi et de résolution :

— Non! s'obstinait-elle, non! je ne veux pas : celui-làest trop vilain et trop dégoûtant aussi. J'aime mieuxfaire mon baluchon!

« Faire son baluchon », c'est s'en aller. La Coffardne s'inquiétait pas outre mesure de ces répugnances,dont l'habitude ou la résignation finit toujours partriompher. Mais le client ainsi repoussé avec perten'entendait pas subir cet af

...

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