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George Sand
(1872)
Table des matières
J'entreprends, dans un âge avancé, en 1850, d'écrire l'histoire dema jeunesse.
Mon but n'est pas d'intéresser à ma personne; il est de conserverpour mes enfants et petits-enfants le souvenir cher et sacré decelui qui fut mon époux.
Je ne sais pas si je pourrai raconter par écrit, moi qui, à douzeans, ne savais pas encore lire. Je ferai comme je pourrai.
Je vais prendre les choses de haut et tâcher de retrouver lespremiers souvenirs de mon enfance. Ils sont très confus, commeceux des enfants dont on ne développe pas l'intelligence parl'éducation. Je sais que je suis née en 1775, que je n'avais nipère ni mère dès l'âge de cinq ans, et je ne me rappelle pas lesavoir connus. Ils moururent tous deux de la petite vérole dont jefaillis mourir avec eux, l'inoculation n'avait pas pénétré cheznous. Je fus élevée par un vieux grand-oncle qui était veuf et quiavait deux petits-fils orphelins comme moi et un peu plus âgés quemoi.
Nous étions parmi les plus pauvres paysans de la paroisse. Nous nedemandions pourtant pas l'aumône; mon grand-oncle travaillaitencore comme journalier, et ses deux petits-fils commençaient àgagner leur vie; mais nous n'avions pas une seule pelletée deterre à nous et on avait bien de la peine à payer le loyer d'uneméchante maison couverte en chaume et d'un petit jardin où il nepoussait presque rien sous les châtaigniers du voisin, qui lecouvraient de leur ombre. Heureusement, les châtaignes tombaientchez nous et nous les aidions un peu à tomber; on ne pouvait pasle trouver mauvais, puisque les maîtresses branches venaient cheznous et faisaient du tort à nos raves.
Malgré sa misère, mon grand-oncle qu'on appelait Jean le Pic,était très honnête, et, quand ses petits-fils maraudaient sur lesterres d'autrui, il les reprenait et les corrigeait ferme. Ilm'aimait mieux, disait-il, parce que je n'étais pas née chipeuseet ravageuse. Il me prescrivait l'honnêteté envers tout le mondeet m'enseignait à dire mes prières. Il était très sévère, maistrès bon, et me caressait quelquefois le dimanche quand il restaità la maison.
Voilà tout ce que je peux me rappeler jusqu'au moment où ma petiteraison s'ouvrit d'elle-même, grâce à une circonstance qu'ontrouvera certainement bien puérile, mais qui fut un grandévénement pour moi, et comme le point de départ de mon existence.
Un jour, le père Jean me_ _prit entre ses jambes, me donna unebonne claque sur la joue et me dit:
— Petite Nanette, écoutez-moi bien et faites grande attention à ceque je vais vous dire. Ne pleurez pas. Si je vous ai frappée, cen'est pas que je sois fâché contre vous: au contraire, c'est pourvotre bien.
J'essuyai mes yeux, je rentrai mes sanglots et j'écoutai.
— Voilà, reprit mon oncle, que vous avez onze ans, et vous n'avezpas encore travaillé hors de la maison. Ce n'est pas votre faute;nous ne possédons rien et vous n'étiez pas assez forte pour alleren journée. Les autres enfants ont des bêtes à garder et ils lesmènent sur le communal; nous, nous n'