PAR ÉDOUARD CORBIÈRE,
Auteur du Négrier.
SECONDE ÉDITION.
2.
DÉNAIN ET DELAMARE,
LIBRAIRES-ÉDITEURS,
16, rue Vivienne, à l’entresol.
1834.
IMPRIMERIE DE COSSON,
9, rue Saint-Germain-des-Prés.
« Au moment même où, pour épargner lacoupable tête de notre ancien chef, je mentaisà ma conscience devant le conseil deguerre, un instinct secret, plus sûr que l’expérienceque j’ai acquise depuis, m’avait ditassez que je venais de me fermer pour jamaisla carrière dans laquelle j’avais crufaire un pas immense en conservant un vaisseaude ligne à l’état. Ce pressentiment cruelne m’avait que trop bien révélé l’avenir quim’était réservé. Les hommes que j’ai forcésà rougir, en remplissant le devoir sacré auquelun des leurs avait manqué, ont voulume punir de mon heureuse audace et de laleçon sévère que j’avais su leur donner. Cesgens haut gradés, qui oublient si vite l’espritde corps qu’ils devraient avoir dans lesmomens où le service du pays leur prescritl’union et la discipline, ne savent que trops’entendre entre eux, lorsqu’il ne s’agit plusque de venger l’incapacité ou la faiblesse d’unde leurs collègues, sur le pauvre diable dontle mérite et le zèle ont pu humilier leur orgueil !Crois-tu, par exemple, qu’aujourd’hui ilsm’en veulent tous, pour avoir sauvé par pitiéla vie du commandant ! Ils disent qu’en arrachantl’Indomptable aux mains des Anglais,j’ai établi un précédent qui pourra devenirfuneste à la subordination, et ils ajoutentmême qu’en dédaignant de déposer contrel’accusé, j’ai flétri, par un acte d’orgueilleusegénérosité, la dignité de la grosseépaulette ! La subordination, à les entendre,me prescrivait de laisser les péniches ennemiesamariner notre vaisseau ; et le respectque je devais au grade d’officier supérieur,ne me permettait pas de trahir la vérité pourlaisser tomber, comme par dédain sur la têtede la victime, un mensonge officieux quidevait l’arracher à une mort terrible,mais juste ! Oh ! combien tant de sotte susceptibilitéet de bassesse me dégoûte etm’irrite ! Tiens, j’ai plus vécu et j’ai plusvieilli dans un mois, que je ne l’eusse faiten vingt ans sans les événemens au milieudesquels le sort m’a si violemment jeté…Aurais-tu pu penser que ce qui m’arrive aujourd’hui,dût m’arriver jamais, quand sortantavec moi de la séance du conseil deguerre, tu me disais : Tu viens d’acquérirl’estime de tous ceux qui ont du cœur et dela générosité… Je venais en cet instant deme préparer pour toute ma vie, des contrariétéset des dégoûts, des injustices et desvexations inouïes, si toute ma vie du moins,j’étais d’humeur à supporter une tyranniequi me révolte autant qu’elle m’humilie. »
C’était ainsi que quelque temps après ledernier événement dont je viens de retracerles détails, mon ami Mathias m’exprimaitles sentimens que lui inspiraient les hainestrop réelles que sa noble conduite avaitsoulevées contre lui. En vain, pour apaiserson trop juste ressentiment, employais-jeles meilleures raisons que je pusse trouverdans le peu de philosophie et de résignationdont j’étais pourvu moi-même : lesraisons qu’il avait pour crier à l’injustice, valaienttoujours mieux que celles que j’alléguaispour l’engager à prendre patience età espérer.
— Vois, me répétait-il souvent avecamertume, la situation insupportable à laquelleje suis condamné ! Il y a près d’unmois qu’ennuyé, fatigué de rester à terre,je sollicite un de ces ordres d’embarquem