Comte Léon Tolstoï

LA GUERRE ET LA PAIX


TOME I

(1863-1869)

Traduction par UNE RUSSE


CHAPITRE PREMIER
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V

PREMIÈRE PARTIE

AVANT TILSITT

1805—1807


CHAPITRE PREMIER

I

«Eh bien, prince, que vous disais-je? Gênes et Lucques sont devenues lespropriétés de la famille Bonaparte. Aussi, je vous le déclare d'avance,vous cesserez d'être mon ami, mon fidèle esclave, comme vous dites, sivous continuez à nier la guerre et si vous vous obstinez à défendre pluslongtemps les horreurs et les atrocités commises par cet Antéchrist...,car c'est l'Antéchrist en personne, j'en suis sûre! Allons, bonjour,cher prince; je vois que je vous fais peur... asseyez-vous ici, etcausons[1]....»

Ainsi s'exprimait en juillet 1805 Anna Pavlovna Schérer, qui étaitdemoiselle d'honneur de Sa Majesté l'impératrice Marie Féodorovna et quifaisait même partie de l'entourage intime de Sa Majesté. Ces paroless'adressaient au prince Basile, personnage grave et officiel, arrivé lepremier à sa soirée.

Mlle Schérer toussait depuis quelques jours; c'était une grippe,disait-elle (le mot «grippe» était alors une expression toute nouvelleet encore peu usitée).

Un laquais en livrée rouge—la livrée de la cour—avait colporté lematin dans toute la ville des billets qui disaient invariablement: «Sivous n'avez rien de mieux à faire, monsieur le Comte ou Mon Prince, etsi la perspective de passer la soirée chez une pauvre malade ne vouseffraye pas trop, je serai charmée de vous voir chez moi entre sept ethuit.—ANNA SCHÉRER[2]

«Grand Dieu! quelle virulente sortie!» répondit le prince, sans selaisser émouvoir par cette réception.

Le prince portait un uniforme de cour brodé d'or, chamarré dedécorations, des bas de soie et des souliers à boucles; sa figure platesouriait aimablement; il s'exprimait en français, ce français recherchédont nos grands-pères avaient l'habitude jusque dans leurs pensées, etsa voix avait ces inflexions mesurées et protectrices d'un homme de courinfluent et vieilli dans ce milieu.

Il s'approcha d'Anna Pavlovna, lui baisa la main, en inclinant sa têtechauve et parfumée, et s'installa ensuite à son aise sur le sofa.

«Avant tout, chère amie, rassurez-moi, de grâce, sur votre santé,continua-t-il d'un ton galant, qui laissait pourtant percer la moquerieet même l'indifférence à travers ses phrases d'une politesse banale.

—Comment pourrais-je me bien porter, quand le moral est malade? Uncœur sensible n'a-t-il pas à souffrir de nos jours? Vous voilà chez moipour toute la soirée, j'espère?

—Non, malheureusement: c'est aujourd'hui mercredi; l'ambassadeurd'Angleterre donne une grande fête, et il faut que j'y paraisse; mafille viendra me chercher.

—Je croyais la fête remise à un autre jour, et je vous avouerai mêmeque toutes ces réjouissances et tous ces feux d'artifice commencent àm'ennuyer terriblement.

—Si l'on avait pu soupçonner votre désir, on aurait certainement remisla réception, répondit le prince mach

...

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