ÉDITION J. HETZEL, PARIS
LIBRAIRIE MARESCO ET Cie
6, RUE DU PONT-DE-LODI, PARIS
LIBRAIRIE BLANCHARD
78, RUE RICHELIEU, PARIS

1852



LA COMTESSE DE RUDOLSTADT

par George Sand




I.

La salle de l'Opéra italien de Berlin, bâtie durant les premières annéesdu règne de Frédéric le Grand, était alors une des plus belles del'Europe. L'entrée en était gratuite, le spectacle étant payé par le roi.Il fallait néanmoins des billets pour y être admis, car toutes les logesavaient leur destination fixe: ici les princes et princesses de la familleroyale; là le corps diplomatique, puis les voyageurs illustres, puisl'Académie, ailleurs les généraux; enfin partout la famille du roi, lamaison du roi, les salariés du roi, les protégés du roi; et sans qu'on eûtlieu de s'en plaindre, puisque c'étaient le théâtre du roi et lescomédiens du roi. Restait, pour les bons habitants de la bonne ville deBerlin, une petite partie du parterre; car la majeure partie était occupéepar les militaires, chaque régiment ayant le droit d'y envoyer un certainnombre d'hommes par compagnie. Au lieu du peuple joyeux, impressionnableet intelligent de Paris, les artistes avaient donc sous les yeux unparterre de héros de six pieds, comme les appelait Voltaire, coiffés dehauts bonnets, et la plupart surmontés de leurs femmes qu'ils prenaientsur leurs épaules, le tout formant une société assez brutale, sentant fortle tabac et l'eau-de-vie, ne comprenant rien de rien, ouvrant de grandsyeux, ne se permettant d'applaudir ni de siffler, par respect pour laconsigne, et faisant néanmoins beaucoup de bruit par son mouvementperpétuel.

Il y avait infailliblement derrière ces messieurs deux rangs de loges d'oùles spectateurs ne voyaient et n'entendaient rien; mais, par convenance,ils étaient forcés d'assister régulièrement au spectacle que Sa Majestéavait la munificence de leur payer. Sa Majesté elle-même ne manquaitaucune représentation. C'était une manière de tenir militairement sous sesyeux les nombreux membres de sa famille et l'inquiète fourmilière de sescourtisans. Son père, le Gros-Guillaume, lui avait donné cet exemple, dansune salle de planches mal jointes, où, en présence de mauvais histrionsallemands, la famille royale et la cour se morfondaient douloureusementtous les soirs d'hiver, et recevaient la pluie sans sourciller, tandis quele roi dormait. Frédéric avait souffert de cette tyrannie domestique, ill'avait maudite, il l'avait subie, et il l'avait bientôt remise en vigueurdès qu'il avait été maître à son tour, ainsi que beaucoup d'autrescoutumes beaucoup plus despotiques et cruelles, dont il avait reconnul'excellence depuis qu'il était le seul de son royaume à n'en plussouffrir.

Cependant on n'osait se plaindre. Le local était superbe, l'Opéra montéavec luxe, les artistes remarquables; et le roi, presque toujours debout àl'orchestre près de la rampe, la lorgnette braquée sur le théâtre, donnaitl'exemple d'un dilettantisme infatigable.

On sait tous les éloges que Voltaire, dans les premiers temps de soninstallation à Berlin, donnait aux splendeurs de la cour du Salomon duNord. Dédaigné par Louis XV, négligé par sa protectrice madame dePompadour, persécuté par la plèbe des jésuites, sifflé auThéâtre-Français, il était venu chercher, dans un jour de dépit, deshonneurs, des appointements, un titre de chambellan, un grand cordon etl'intimité d'un roi philosophe, plus flatteuse à ses yeux que le reste.Comme un grand enfant, le grand Voltaire boudait la France, et croyaitfaire crever de dépit ses ingrats compatriotes. Il était donc un peuen

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