Produced by Carlo Traverso, Anne Dreze, Marc D'Hooghe and
the Online Distributed Proofreading Team
ACTES ET PAROLES IV par VICTOR HUGO
1876
Il devient nécessaire d'appeler l'attention des gouvernementseuropéens sur un fait tellement petit, à ce qu'il paraît, que lesgouvernements semblent ne point l'apercevoir. Ce fait, le voici: onassassine un peuple. Où? En Europe. Ce fait a-t-il des témoins? Untémoin, le monde entier. Les gouvernements le voient-ils? Non.
Les nations ont au-dessus d'elles quelque chose qui est au-dessousd'elles les gouvernements. A de certains moments, ce contre-senséclate: la civilisation est dans les peuples, la barbarie est dans lesgouvernants. Cette barbarie est-elle voulue? Non; elle est simplementprofessionnelle. Ce que le genre humain sait, les gouvernementsl'ignorent. Cela tient à ce que les gouvernements ne voient rien qu'àtravers cette myopie, la raison d'état; le genre humain regarde avecun autre oeil, la conscience.
Nous allons étonner les gouvernements européens en leur apprenant unechose, c'est que les crimes sont des crimes, c'est qu'il n'est pasplus permis à un gouvernement qu'à un individu d'être un assassin,c'est que l'Europe est solidaire, c'est que tout ce qui se fait enEurope est fait par l'Europe, c'est que, s'il existe un gouvernementbête fauve, il doit être traité en bête fauve; c'est qu'à l'heurequ'il est, tout près de nous, là, sous nos yeux, on massacre, onincendie, on pille, on extermine, on égorge les pères et les mères, onvend les petites filles et les petits garçons; c'est que, les enfantstrop petits pour être vendus, on les fend en deux d'un coup de sabre;c'est qu'on brûle les familles dans les maisons; c'est que telleville, Balak, par exemple, est réduite en quelques heures de neuf millehabitants à treize cents; c'est que les cimetières sont encombrés deplus de cadavres qu'on n'en peut enterrer, de sorte qu'aux vivants quileur ont envoyé le carnage, les morts renvoient la peste, ce qui estbien fait; nous apprenons aux gouvernements d'Europe ceci, c'est qu'onouvre les femmes grosses pour leur tuer les enfants dans les entrailles,c'est qu'il y a dans les places publiques des tas de squelettes defemmes ayant la trace de l'éventrement, c'est que les chiens rongentdans les rues le crâne des jeunes filles violées, c'est que tout celaest horrible, c'est qu'il suffirait d'un geste des gouvernementsd'Europe pour l'empêcher, et que les sauvages qui commettent cesforfaits sont effrayants, et que les civilisés qui les laissentcommettre sont épouvantables.
Le moment est venu d'élever la voix. L'indignation universelle sesoulève. Il y a des heures où la conscience humaine prend la parole etdonne aux gouvernements l'ordre de l'écouter.
Les gouvernements balbutient une réponse. Ils ont déjà essayé cebégaiement. Ils disent: on exagère.
Oui, l'on exagère. Ce n'est pas en quelques heures que la ville deBalak a été exterminée, c'est en quelques jours; on dit deux centsvillages brûlés, il n'y en a que quatrevingt-dix-neuf; ce que vousappelez la peste n'est que le typhus; toutes les femmes n'ont pas étéviolées, toutes les filles n'ont pas été vendues, quelques-unes ontéchappé. On a châtré des prisonniers, mais on leur a aussi coupé latête, ce qui amoindrit le fait; l'enfant qu'on dit avoir été jetéd'une pique à l'autre n'a été, en réalité, mis qu'à la pointe d'unebayonnette; où il y a une vous mettez deux, vous grossissez du double;